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Essai: Twin Peaks

LES BRISEURS DE RÊVES : TWIN PEAKS, LES PUBS ET LE RESTE

Laura Staab met en lumière les frictions et les affinités entre Twin Peaks, les décisions de programmation des chaînes télévisuelles et le bruyant défilé de publicités américaines des années 1990 en revisionnant le pilote de la série tel qu’il fut diffusé pour la première fois à la télévision aux États-Unis.

L’opinion de David Lynch vis-à-vis des pauses publicitaires était pour le moins ambivalente. Lors d’une interview accordée en 1990, il affirmait aimer leur manière de partitionner les émissions de télé en ce qu’il appelait de « petits films de 11 minutes » qu’il qualifiait « d’assez sympas ». Et pourtant, au cours d’une discussion avec l’éditeur du livre Lynch on Lynch (1997), le réalisateur ne supportait ni l’idée de ces interruptions ni l’approche « brutale » et tapageuse du marketing. « J’en éteindrais mon poste ! », s’exclame-t-il alors. Les chaînes américaines sacrifiaient une occasion donnée aux spectateurs de pouvoir entrer dans les rêves, regrettait-il, et pour quoi faire ? Leur vendre des produits ? Ça gâchait tout !

Le premier épisode de Twin Peaks fut diffusé aux États-Unis le 8 avril 1990 en tant que film du dimanche soir sur la chaîne ABC. À 21 h ce soir-là (20 h, heure du Centre), quelque 34 millions de personnes regardèrent le pilote de 94 minutes — qui se rapprochait davantage des deux heures en incluant les publicités. Pour ceux qui découvrirent Twin Peaks ultérieurement par le streaming ou les coffrets DVD ou Blu-ray, il est difficile d’imaginer les mystères croissants de l’épisode se faire interrompre à cinq reprises par des pubs souvent criardes et surtout impossibles à ignorer. Ceux qui se trouvaient devant leur poste ce dimanche-là ? Ils se voyaient brusquement tirés par intermittence loin des révélations sur le meurtre de Laura Palmer pour être propulsés au cœur d’un défilé de marchandises américaines : pizzas, bières et coupe-faim ; sodas, produits pharmaceutiques et voitures. C’était comme ça à la télé.

Contrastant avec une petite ville fictive où, comme l'indique le toujours délicieusement citable Dale Cooper dans le premier épisode, un feu jaune signifie qu’il faut ralentir et non pas accélérer, ces messages mettent les gaz avec impatience. Dans une publicité pour Ford, un process shot montrant les bras mécaniques d’une machinerie est là un instant et disparaît le suivant. Des plans comparables de la scierie dans le générique d’ouverture de Twin Peaks durent bien plus longtemps : les images prennent le temps de faire voir les engrenages et les lames qui tournent, pivotent et projettent des étincelles à un rythme plus en phase avec celui de la série. Le montage des publicités était bien plus effréné, filant à toute allure devant les moyens de production pour arriver à leurs slogans (« Il faut parfois briser les règles », fanfaronne une chaîne de fast-food). Lynch se plaignait aussi que les pubs étaient dix décibels plus fortes que le reste, en dépit des efforts des talentueux ingénieurs sonores de Twin Peaks pour atténuer cette différence. Certes, on peut toujours se lever de son canapé pour se ravitailler durant la coupure, mais les publicités, aux oreilles de Lynch, faisaient assez de vacarme pour qu’on les entende même la tête au fond du frigo.

Et il avait raison. Trouvez une cassette enregistrée le soir de la première diffusion du pilote et vous constaterez que les acteurs des pubs ont tendance à crier. Après tout, la folie des Tortues Ninja bat son plein en 1990. Burger King le sait et ouvre le feu dès la première pause pour nous vendre des VHS des célèbres reptiles. Michelangelo, Donatello, Leonardo et Raphael reviennent ensuite pendant la deuxième, accompagnés d’une voix tonitruante rappelant aux spectateurs que c’est la semaine nationale de la Cadillac du 7 au 15 avril. Cowabunga ! Durant la coupure suivante, lors d’une pub pour Aquafresh, une « bourrasque d’air frais » secoue des rideaux dans une cacophonie telle qu’elle rendrait certainement folle Nadine Hurley. Le hurlement traumatisé de Grace Zabriskie clôt peut-être le pilote, mais au moment de la cinquième et dernière pause avant le générique de fin, un bébé se met à pleurer tout de suite après, de toute évidence désireux d'être bercé jusqu’au sommeil par une balade tout en douceur à bord d'une Acura. Lorsque la magnifique musique d’Angelo Badalamenti se fait entendre trois minutes plus tard, la voix d’un annonceur d’ABC vient la noyer pour balbutier quelque chose sur le base-ball et sur les invités de l’édition du lendemain de Good Morning America.
Si Lynch s’y connaît en ambiance — la douce odeur des sapins de Douglas, la sensation déstabilisante des clignotements des fluorescents —, la plupart des publicités savent comment la plomber. Montée à la va-vite ou éclairée sans imagination, absurde ou se prenant désespérément trop au sérieux, aucune d’entre elles ne ressemble au travail que Lynch fit lui-même dans le domaine. Réalisateur de pubs pour des cigarettes, des voitures et des maisons de haute couture, il méprisait le langage postcinématographique propre à une majorité du marketing et insistait pour employer une esthétique proche de celle du grand écran. À titre d’exemple, ses publicités pour Obsession de Calvin Klein offrent des visions séduisantes de surimpositions soyeuses et de jeux diaphanes d’ombres et de lumière. Ici, fort heureusement, personne ne crie. Lynch sait que le silence et l’absence sont les clés du désir ; il garde le produit en suspens, hors de portée jusqu’au tout dernier plan.

Ce n’est pas que Twin Peaks existe entièrement en dehors du marché de l’Amérique capitaliste (au début du pilote, une briquette de Quaker Oats et une boîte de Cap’n Crunch sur le comptoir de la cuisine derrière Sarah Palmer plantent discrètement le décor d’une maisonnée américaine typique). C’est seulement que les requins conservateurs qui ne savent pas comprendre leur auditoire sont ici systématiquement des méchants, des briseurs de rêves. Propriétaire de l’hôtel de la ville pour l’un, directeur de la scierie locale pour l’autre, deux de ces sinistres rapaces avides d'argent lèvent les yeux au ciel devant le chagrin qui afflige leur communauté. Au diable ce déferlement d’émotions qui ne fait que mettre des bâtons dans les roues de leurs combines et saccager leurs ventes.

Pour revenir aux pauses publicitaires, les événements du monde réel nous distraient du scandale qui s’abat sur Twin Peaks tandis que des capsules d’actualité rendent compte de la fin du communisme en Hongrie, d’un incendie criminel sur un ferry en Suède et de trois meurtres sur le sol américain. Les cadavres autres que celui de Laura Palmer s’empilent. On comprend pourquoi Lynch a commencé à s’opposer à un tel tronçonnage des séries dramatiques. Vaseline présente aux spectateurs des mains immaculées parfaitement hydratées durant la troisième coupure, menaçant de tartiner sa gelée apaisante sur l’image laide et macabre des doigts désormais grisâtres de Laura (que Lynch et le cocréateur de Twin Peaks Mark Frost se sont battus pour montrer à l’écran — et pour une durée considérable — face à l’inquiétude et au dégoût de la direction de la chaîne). Il ne reste rien pour nous hanter et nous parler lorsqu’il y a des nouvelles à relater et des choses à vendre.

Lors de la cinquième et dernière pause, une bande-annonce notifie un changement de créneau horaire : les épisodes suivants seront diffusés les jeudis. Celui-ci changera à nouveau à l’arrivée de la deuxième saison. Durant la première en septembre de cette année-là, ABC diffusa un message mettant en scène un cadre de chaîne télévisée demandant au reste de la salle du conseil qui est le génie qui a programmé Twin Peaks et deux autres séries populaires (China Beach sur le conflit au Vietnam et L’Équipée du Poney Express, un western se déroulant au cours de la guerre de Sécession) le samedi — le comble ! « Sauvez nos emplois », implore l’intertitre. Bizarre et quelque peu ridicule, mais cela reflétait néanmoins aussi les frustrations de Lynch.

Invité sur le plateau du Late Night with David Letterman de la chaîne NBC en 1991, Lynch accuse ce changement de créneau d’être responsable de la baisse des cotes d’écoute de Twin Peaks. Son explication, d’un David du showbiz à un autre : le spectateur de Twin Peaks est un fêtard trop cool pour rester chez lui le samedi soir. « Il paraît que le mercredi à 22 h, ça, c’est une tranche horaire de premier choix ! », dit-il en souriant à l’animateur. Il invite ensuite l'auditoire à se plaindre de la situation au président d’ABC en lisant l’adresse postale de la chaîne à partir d’un bout de papier jaune qu’il sort de sa poche. Une intervention bien plus charismatique que la capsule que celle-ci diffusa. Quelle que fût la campagne — parlez-en à ce directeur, regardez ce programme, achetez ce produit —, Lynch le faisait mieux que les autres. Quant à ces briseurs de rêves, le public pouvait leur écrire à ABC Television, 77, West 66th Street, 10023 New York. Il fallait bien qu'ils l'entendent.

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