French Experimental Cinema 2010-2011

Program notes by Nicole Brenez for her two programs of new work from the French avant-garde for Rendezvous with French Cinema 2011.
Nicole Brenez

Above: Zoulikha Bouabdellah's Al Attlal (Ruines), left, and Pierre Léon's À la barbe d'Ivan, right.

Nicole Brenez has curated two programs of new work from the French avant-garde for this year’s Rendezvous with French Cinema 2011 in New York; below she has offered her program notes in French. Program one (on Saturday) concentrates on filmmakers reappropriating images; program two (Sunday) is the new feature by Ange Leccia, Nuit bleue. Below, I’ve translated Brenez’s extended appreciation of Leccia and Nuit bleue; as usual, I’ve tried to stay faithful to the sound and rhythm of the original where possible.  Beneath the translated extract you'll find the full article by Ms. Brenez in its original French. —David Phelps

 

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…Although Ange Leccia has also practiced re-appropriating images (especially Jean Luc-Godard’s) in his installations and his films, Nuit bleuetakes up a different aesthetic vein, one rich with a long tradition of the French avant-garde.  None other than Antonin Artaud laid out its tenets: “I’ve always perceived in the cinema a quality intrinsic to the secret movement and the material of images” (Sorcellerie et cinemaSorcery and Cinema, 1927). Starting out from minimal structures, with, by choice, the simplest recording devices of his time, the multimedia artist and filmmaker Ange Leccia, a major artist on the French scene, has never quit trying to get back to the affective necessity of the artistic gesture: attesting to the incomparable and bewildering allure of a body (passim), the entrancing power of a light (Ile de beauté, co-credited to his student Dominique Gonzalez-Foerster, 1996), the sentimental tinge of a song (Chansons populaires, 1994), the opulent texture of images intertwined (Perfect Day, 2007). “I’m with them.” This simple proposal exemplifies the filmography of Leccia, an artist who brings the descriptive power of images to their most intense psychical charge. Drawn to all that glistens, glisters, glitters, glints, or gleams, the eyes here are turned on the world as a great and stunning source of their sensation, forever fading, escaping, self-effacing, yet still returning, like so many signs of love that could never be sent by a soul. As the solitude of such bedazzlement confers, as pop songs come to affirm through externality the intimate necessity of losing oneself, the physical facts of a landscape can overflow the psyche; the psyche so absorptive of, transparent to whatever it records, that everything resonates as an event: a boat’s advance, an arch’s turn, a halogenous glow.  Alain Bonfand had already noted, about Paul Klee and Mario Sironi, “the considerable appealing power” of whatever appears under melancholy’s rule. And so, in a world that refuses to renounce this fusion with exteriority, and in which the most common and modest element persists and insists, what’s the appearance of a face? A sort of second coming. In Leccia’s profoundly luring work, when the full story breaks forward, it’s often in violence: Stridura (1980, 16mm, on Society of Control), True Romance (2004, video, on the iconography of the mass media), Mutinerie générale (2009, digital, a call to revolt), three masterful tracts. Feature length and fiction, Nuit bleue, filmed in Leccia’s Corsica homeland, synthesizes the two sides of his work with incomparable elegance as the film conjoins the dual spirits of celebration and protest. “Nuit bleue” is a French expression, specific to Corsica, which means “a night of explosion,” a night lit up by militant attacks, and by the police’s lights and the blue uniforms of the public force. Told only with the strength of pop songs and a descriptive diegesis, Nuit bleueoffers a commanding redeployment of the theories of Louis Delluc, Jean Epstein, and Antonin Artaud on the visual properties of narrative film.

AL: To begin with, the “omerta” silence is behind the Corsican culture. This silence can be considered as a language, but a language that’s quite different from speech. The music should match the dissonance of the characters. In particular, I used the group A Filetta, who make almost shamanic songs, right in line with a sort of ancient Corsican tradition. On the other hand, the Gainsbourg song, Ne Dis rien, sung with Anna Karina, is the theme of the movie. The piece evokes the procrastination of the heroine played by Cécile Cassel, a young Parisian whom we see at the start of the film in the halls of the Louvre; she finds herself confronted by the dark, mute universe of the band of rebels. The silence of these men is a sort of echo with the craggy and flooded landscapes of Cap Corse. (Ange Leccia, interview with Fabien Danesi, 2011).

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FRENCH EXPERIMENTAL CINEMA 2010-2011

by Nicole Brenez

À partir de 1924, au Vieux-Colombier à Paris (ombilic de la cinéphilie française, site du premier ciné-club), commença une série de conférences sur le cinéma assurées par les auteurs de la première avant-garde et fondées sur la projection de films ou d’extraits de films. Jean Epstein en donna une sur le cinéma d’avant-garde, et montra Cœur fidèle [1]. Il nous reste le montage effectué par Marcel L’Herbier à cette occasion, Le Cinématographe et l’espace. Causerie financière, prémices des histoires du cinéma par lui-même, qui aboutiront aux fresques de Al Razutis (Visual Essays : Origins of the Film, 1973-1984), Noël Burch (La Lucarne du siècle, 1985), Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma, 1988-1998) ou Gustav Deutsch (Film ist, 1998-2002). À mesure que s’accumulent les images et que s’en démultiplient les pratiques, les supports, les modes de diffusion, se développent aussi les initiatives analytiques et critiques. Une part d’entre elles se consacre à l’investigation sur les images de surveillance, instruments du contrôle social par vocation ou par asservissement subreptice : citons à cet égard Le Géant de Michael Klier (1983) ; les œuvres essentielles de Guy Debord, Harun Farocki, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi ; les poèmes critiques de Bruce Conner (Crossroads, 1976) ou de Travis Wilkerson (National Archive V.1, 2001) tous deux à base d’archives visuelles militaires américaines. Un pan expérimental se consacre à l’étude plastique ou sémantique de la désinformation dans l’espace public, tel Mounir Fatmi métamorphosant les images télévisuelles que lui ont confié les habitants d’une cité (Dieu me pardonne, 2004), Jayce Salloum retournant sur les images des massacres de Sabra et Chatila ((As if) Beauty never ends, 2003) ou, sur un bord opposé, Peter Emanuel Goldman critiquant pas à pas le traitement du conflit israélo-palestinien par les médias américains (NBC Lebanon : A Study of Media Misrepresentation, 1983). Un autre grand pan des recherches se confronte au cinéma de façon endogène, sur un mode analytique (Ken Jacobs, Tom Tom the Piper’s Son, 1969-1971), historique (Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself, 2003), polémique (Kirk Tougas, The Politics of Perception, 1973, Kali-Film, Wilhelm et Birgit Hein, 1988, les travaux de Yves-Marie Mahé), matériologique (Peter Delpeut,Lyrical Nitrate, 1990), élégiaque (Rose Hobart, Joseph Cornell, 1936), ou tout cela à la fois (la Trilogie CinémaScope de Peter Tscherkassky, 1996-2001). Notons que la décennie 2000 a commencé à faire retour sur les images de l’avant-garde elle-même, à l’instar de Stefani de Loppinot travaillant les images du Blow Job d’Andy Warhol (Blue Job, 2004), ou Peter Tscherkassky remployant Le Retour à la raison de Man Ray (Dream Work, 2001).

Ces artistes et bien d’autres (pour citer des recherches très différentes : René Viénet, Péter Forgács, Bill Morrison, Brahim Bachiri, Hartmut Bitomsky, Douglas Gordon, Augustin Gimel, Johanna Vaude…) alimentent par leurs propositions formelles l’affirmation de Pierre Restany : « L’une des caractéristiques de l’avant-garde au XXe siècle est précisément celle-ci : l’autocritique du fait visuel, par ses inéluctables réactions en chaînes, a été déterminante dans tous les autres secteurs de la création. Les spécialistes du langage visuel ont une responsabilité capitale : ils conditionnent plus ou moins directement l’évolution et le renouveau de l’entière structure du langage contemporain.[2] »

Les œuvres présentées lors de « Rendez-vous with French Cinema » ont pour particularité de remployer des images classiques au titre d’instruments pour des luttes actuelles. Zoulikha Bouabdellah, cinéaste d’origine algérienne, utilise l’iconographie ancienne du Kama Sutra et une chanson d’Oum Kalsoum dont on doit le texte à d’Ibrahim Naji : «Donne-moi ma liberté et libère mes mains / J’ai tout donné sans retour. / Ah ! Ton lien blesse mes poignets, / Pourquoi le garder s’il ne m’a pas épargnée. / Moi qui ai respecté les serments que tu as brisés, / Pourquoi resterais-je captive alors que le monde est mien ?». Al Attlal (Ruines) élève avec douceur une revendication de plaisir, d’érotisme et d’amour en principe censurée dans le cinéma arabe, ainsi qu’en avait fait le rappel douloureux Mounir Fatmi dans son film Les Ciseaux en 2003. Mounir Fatmi avait en effet monté les scènes d’amour censurées du film Une minute de soleil en moins, réalisé par Nabil Ayouch la même année. Mounir Fatmi réalise donc à son tour un film d’amour, mais d’amour pour les images. Les Ciseaux mettait en scène les enlacements entre un homme et une femme, et plus largement des étreintes entre un film défait (Une minute de soleil en moins) et un film de sauvegarde (Les Ciseaux), mais aussi entre les destructeurs et les créateurs d’un film. Car le principe du film consistait à englober les éléments absents du dispositif : « c’est devenu aussi un film documentaire mais en collaboration avec les intégristes marocains et les censeurs, puisque ce sont eux qui ont décidé des coupures [3] ».

Au pamphlet historique de Mounir Fatmi, qui avait fait date, succède la construction de Zoulikha Bouabdellah, revendication de sensualité et de plaisir dont la radicalité tient à la simplicité joyeuse et presque enfantine, en réponse à un contexte de censure et d’hostilité entretemps apparu aux yeux de tous grâce au “Printemps arabe”.

À la barbe d'Ivan de Pierre Léon utilise Ivan le Terrible d’Eisenstein (1944) pour mettre en perspective l’agression policière qui eut lieu en 2009 contre de jeunes libertaires squattant une clinique désaffectée, au cours de laquelle un cinéaste, Joachim Gatti, perdit un œil. Cette agression appartient à la longue série des stigmatisations exercées quotidiennement en France contre les parties les plus fragiles économiquement de la population : immigrés, sans-papiers, sans-logis, tziganes, mendiants… Pierre Léon est cinéaste, critique, musicien, acteur. Auteur de six films dont L’Idiot (2009), interprété par Jeanne Balibar, Laurent Lacotte, Sylvie Testud (ainsi qu’une tribu cinéphile de haut vol, Bernard Eisenschitz, Serge Bozon, Vladimir Léon etc), Pierre Léon contribue régulièrement à la revue Trafic. On peut y lire sous sa plume, dans le numéro 50, été 2004, cette formule qui résume bon nombre de manifestes et devrait figurer en tête de tous les programmes d’enseignement du cinéma : “ Tout cinéaste qui, par le fait même de filmer, n’est pas conduit à penser : je suis la révolution, seule la liberté me fait filmer, en réalité ne filme pas (paraphrase de Blanchot). ” Le montage historique auquel se livre Pierre Léon (fin lettré né à Moscou) entre le film d’Eisenstein, superproduction subversive, et les images et les sons qui lui furent contemporains (les minutes d’une rencontre entre Staline et Eisenstein accusé de “formalisme”, un film d’Ivan Pyriev appartenant au réalisme socialisme), restitue à Ivan le Terrible et plus précisément à sa seconde partie toute la portée de sa dimension critique. Portrait au vitriol de la dictature stalinienne, description au rayon X de la folie paranoïaque au principe du totalitarisme, À la barbe d’Ivan constitue l’un des éloges les plus subtils que l’on ait jamais réalisé du courage d’un cinéaste qui, comme le disait le titre d’un film de René Vautier (1971), fut capable de “Mourir pour des images”. À la barbe d’Ivan de Pierre Léon, à ce titre, forme un superbe diptyque avec Dans le noir du tempsde Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville (2001), essai sur les images liminaires ou dernières, qui se parachevait d’une coda arrachée elle aussi à la séquence en couleurs d’Ivan le Terrible, image ultime, lueur  vacillante mais persistante de l’humanité dans les ténèbres.

Satyagraha de Jacques Perconte est né de la même circonstance que À la barbe d’Ivan : chacun des deux films est en soi superbe, et leurs différences esthétiques dressent un constat spontané sur l’ampleur des ressources plastiques qui s’offrent aux cinéastes contemporains. “La Satyagraha ou ‘étreinte de la vérité’ (satya = vérité, agraha = saisie) est le principe de non-violence par la désobéissance civile que Mohandas Karamchand Gandhi a instauré. Que sont devenues les valeurs de Gandhi aujourd'hui ? Quel monde voulons-nous construire ? Le film ne donne pas de leçon, il n'explique pas, il ouvre un espace sensible et y glisse la question”, explique Jacques Perconte à propos de Satyagraha. Artiste du numérique, Jacques Perconte travaille à infuser des idéaux politiques dans le fonctionnement même de l’image numérique. Comment ? Tout d’abord, par le principe qui structure sa recherche et qu’il résume en une paradoxale formule : « Sculpter l’imprécision née des mathématiques », c’est-à-dire créer des programmes qui permettent d’engendrer l’image à partir d’ « erreurs » ou de déréglements dans la continuité des calculs de compression et de décompression. C’est le principe du « glitch » bien connu des musiciens, mais systématisé puisque Jacques Perconte s’en sert pour inventer des programmes entiers de création d’images. Ensuite, par son ancrage esthétique qui, au rebours de la domination du calcul, revendique les puissances de l’impression, au sens phénoménologique mais aussi pictural de ce terme. Je cite Jacques Perconte : « pour la plupart de mes films, avant chaque image, il existe un phénomène vibratoire naturel d’une force magique, une lumière qui m’emporte. Un sentiment qui me déstabilise. Alors j’enregistre, tout en sachant que cela sera différent. Que je ne retrouverai jamais cette brise. Parce que la technologie ne saura pas voir ce que je vois, et qu’avec ses délicats défauts (ses spécificités) elle me permettra peut-être de révéler quelque chose d’où émaneront de nouvelles ondes fondamentalement reliées aux premières ». Autrement dit, le travail de Jacques Perconte se consacre à relocaliser, relativiser et réinscrire l’arsenal technologique à sa juste place dans l’ergonomie humaine. Satyagraha constitue à ce titre un art poétique, qui voit soudain une syntaxe de pixels symboliser la chute d’un homme en même temps qu’un soulèvement émotionnel.

L’œuvre de Lech Kowalski, formé à l’Ecole d’Arts visuels de New York, assistant de Shirley Clarke puis de Nam June Paik, accomplit l’idéal d’un cinéma populaire, c’est-à-dire par et pour le peuple, recueillant les manifestations emblématiques de l’énergie expressive en fusion que libèrent les colères, les désirs et les désespoirs contemporains. Ce travail couvre trente ans d’histoire de la contre-culture, plusieurs continents et nombre des figures de la marginalité : musiciens, porn-stars, prostituées, junkies, mercenaires, sans-abris, clandestins, anciens prisonniers, tziganes… Commencée à l’écoute fraternelle des exorcismes punk (Johnny Thunders, les Ramones, les Sex Pistols), avec une brève mais splendide incursion dans l’émergence du hip hop (Breakdance Test), l’œuvre s’élargit progressivement aux situations et révoltes collectives pourvu qu’elles restent aussi rugueuses et spontanées que les prestations vocales d’un Joey Ramone à ses débuts. Lech Kowalski incarne en cinéma le mouvement punk : excitation maximale à la rencontre de singularités inassimilables qui obligeront le grand corps social inerte à se déplacer lentement, face à face extralucide avec la misère (sociale, mentale, sexuelle…), refus de la préservation de soi, foudroyante crudité stylistique, le trash comme résurrection critique du naturalisme. L’art non comme produit émouvant mais comme émeute productive. Cela nous vaut quelques films désormais fameux : D.0.A. (1981, sur la tournée des Sex Pistols aux Etats-Unis), On Hitler’s Highway (2002, rencontres de laissés pour compte au long d’une autoroute construite par les nazis et qui mène à Auschwitz), À l’Est du Paradis (2005, portrait de sa mère déportée en Sibérie et autoportrait de l’artiste en déviant américain) et bien d’autres classiques instantanés. En 2008, avec quelques complices, Lech Kowalski crée l’entreprise Camera War, usage exemplaire des possibilités logistiques et esthétiques actuelles en matière de guérilla visuelle. (http://camerawar.tv/). « Chacun est en recherche d’une expérience mieux partagée, pure et délivrée des intérêts financiers. La montée de l’activité, de la créativité et de la rébellion à laquelle nous avons assisté en 2008 et 2009 partout dans le monde est une part de la guerre en cours. La fabrique de la propagande et de la publicité ne fonctionne plus aussi bien qu’auparavant. Les corporations paniquent. Les peuples le sentent et s’agitent. Voyons où cette énergie sans repos va nous mener. » (Lech Kowalski, 2010). Déconstruction de Louisiana Story de Robert Flaherty (1948), The End of the World Starts With One Lie réfléchit en images, grâce aux films et photographies postés sur internet par les chaînes de télévision, les associations et les particuliers, à la marée noire dans le Golfe du Mexique qui eut lieu en 2010. “I am quite interested in how the Internet is giving us information using images that anyone can produce and the contrast between “corporate” images and non professional images and story constructions. And also the very low sense of aesthetic value on the Internet. The idea of telling a story using images filmed off the Internet rather then loading them off the Internet adds to the voice of the filmmaker (mine).” Lech Kowalski (cité par Tanja Vrvilo lors d’une projection du film au Museum of Contemporary Art à Zagreb, en décembre 2010). The End of the World Starts With One Lie nous montre, entre autres phénomènes, à quel point le cinéma, de quelque genre qu’il relève, finit par retourner au documentaire ; comment un film classique redevient brûlant d’actualité ; par où les images nous importent anthropologiquement ; et aussi que, comme la poésie selon Lautréamont, l’information “ne peut plus être faite par un, mais par tous”.

Bien qu’Ange Leccia lui aussi ait travaillé à remployer des images dans ses installations et ses films (notamment celles de Jean-Luc Godard), Nuit bleue relève d’une autre veine esthétique, riche d’une longue tradition dans l’avant-garde française. Nul mieux qu’Antonin Artaud n’en a formulé les principes : « J’ai toujours distingué dans le cinéma une vertu propre au mouvement secret et à la matière des images » (Sorcellerie et cinéma, 1927). À partir de protocoles minimaux, avec, de préférence, les instruments d’enregistrement les plus simples offerts par l’époque, le plasticien et cinéaste Ange Leccia, artiste majeur sur la scène française, n’a cessé de ramener le geste artistique à sa nécessité affective : attester le charme incomparable et sidérant d’un corps (passim), la puissance attractive d’une lumière (Ile de beauté, co-signé avec son élève Dominique Gonzalez-Foerster, 1996), la charge sentimentale d’une chanson (Chansons populaires, 1994), la richesse des textures d’images entrelacées (Perfect Day, 2007). « Je suis avec eux. » Cette simple proposition emblématise l’œuvre filmique de Ange Leccia, artiste qui porte les puissances descriptives des images à leur comble d’intensité psychique. Attiré par tout ce qui luit, étincelle, irradie, flamboie ou scintille, l’œil ici se reporte au monde comme à une éblouissante et immense source de sensations optiques, qui toujours se dérobent, s’effacent, s’éteignent, et puis toujours reviennent, comme autant de signaux d’amour qui ne seraient envoyés par personne. À mesure que la solitude de l’ébloui s’avère, que les chansons populaires viennent affirmer depuis l’extérieur la nécessité intime de la dépersonnalisation, l’évidence physique du paysage envahit la psyché, tellement accueillante et transparente à ce qu’elle enregistre que tout vient y résonner et faire événement, l’entrée d’un bateau, la courbure d’un tournant, la lueur d’un halogène. Alain Bonfand avait commenté déjà, à propos de Paul Klee et Mario Sironi, « la puissance d’injonction considérable » de ce qui apparaît sous l’égide de la mélancolie. Alors, dans ce monde qui refuse de faire le deuil de la fusion avec l’extériorité et où la chose la plus modeste, la plus quelconque insiste et persiste, que sera l’apparition d’un visage ? Une parousie. Dans l’œuvre profondément aimante d’Ange Leccia, quand l’histoire collective surgit frontalement, c’est sous les auspices de la violence : Stridura (1980, 16mm, sur la société de contrôle), True Romance (2004, vidéo, sur l’iconographie des médias), Mutinerie générale (2009, numérique, appel à la révolte), trois chefs-d’œuvre du pamphlet visuel.  Long métrage de fiction, Nuit bleue, tourné dans la Corse natale d’Ange Leccia, synthétise les deux pans de l’œuvre en ce que le film conjoint avec une élégance sans pareille les deux énergies de la célébration et de la protestation. « Nuit bleue » est une expression française, spécifique à la Corse, qui signifie « une nuit d’explosion », une nuit illuminée par la lumière des attentats, des gyrophares et des costumes bleus de la force publique. Narré à la seule force du déploiement descriptif et de la chanson populaire, Nuit bleue offre une réactualisation magistrale des propositions de Louis Delluc, Jean Epstein ou Antonin Artaud sur les spécificités visuelles du récit filmique.

(Ange Leccia, entretien avec Fabien Danesi, 2011)

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1. Essais et remplois : how to use classical images to enlighten actual fights

Al Attlal (Ruines) de Zoulikha Bouabdellah, France, 2009, 3’58, vidéo, coul et n&b

À la barbe d'Ivan de Pierre Léon, France, 2010, 10’, vidéo, coul

Satyagraha de Jacques Perconte, France, 2010, 5’, Film HD, coul

The End of the World Begins With One Lie de Lech Kowalski, France, 2010, 62’, DVCAM, coul

 

2. La fiction enchantée / The enchanted fiction

 

Nuit bleue de Ange Leccia, France, 2010, 86’, coul, 35mm

 

 

“Following a death, a young woman returns to her island of birth, Corsica. She finds herself in a nationalist male world in the impressive and desolate landscape around Cap Corse. The story in this film without dialogue by the artist Ange Leccia is driven by songs such as Ne dis rienby Serge Gainsbourg.

A young woman, Antonia, returns to her island of birth, Corsica, after one of her relatives has disappeared at sea. She is torn back and forth between her old love Ettore and the dumb Alexander. The quest for Antonia’s place in the masculine environment of armed nationalism is an excuse for all kinds of peregrinations in the spectacular landscape of Cap Corse - a landscape that itself becomes a leading character. The plot of this fascinating film, entirely without dialogue, is told in songs such as Ne dis rien by Serge Gainsbourg. With the songs, the maker reveals the psychology of his characters, who seem to be in the grip of an age-old, atavistic melancholy.

Nuit bleue was directed by the Corsican artist Ange Leccia. He has a major oeuvre to his name with photos, films, videos and installations. He has also made films in cooperation with Dominique Gonzales Foerster.”

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1 Cf le compte-rendu (très négatif) de Paul de La Borie, « La vie corporative : le cinéma d’avant-garde », in Cinémagazine, 2 janvier 1925, p. 27-28.

2 Pierre Cabane et Pierre Restany, L’Avant-Garde au XX° siècle, Paris, Balland, 1969, p. 10.

3 Mounir Fatmi, in Cinéma / Politique – Série 1, Bruxelles, Labor, 2005, p. 88.

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